mardi 31 mai 2011

Liturgy - Aesthethica


La musique s’écoute souvent à travers ses codes. A partir de ces codes sont déterminées les étiquettes qu’on collera sur tel ou tel groupe. Ainsi, il est de bon ton de considérer qu’un chanteur country doit porter un chapeau de cowboy, un rappeur une casquette et un métalleux une chevelure fournie. Les dreadlocks sont vivement conseillées aux musiciens de reggae et on imaginerait mal un guitariste hardcore dont les bras musclés ne seraient pas couverts de tatouages. Si on pousse l’analyse au niveau des sous-genres, le black metal reste sans conteste le style musical le plus codifié, tant au niveau auditif que vestimentaire : maquillages, accoutrements en cuir garnis de pointes et autres clous, râles profonds, rythmiques médiévales supersoniques et références à la grandeur du passé viking. Codes largement partagés et répandus par ses représentants, ses fans, ses journalistes. 

Dès lors, pratiquer un black metal qui s’écarterait de la ligne directrice reviendrait presque à se bannir à vie d’une scène musicale aussi homogène que radicale. C’est pourtant ce que font les 4 gamins new-yorkais de Liturgy, avec un culot qui frise le crime de lèse-majesté. Du haut de leurs 20 ans à peine consommés, ils digèrent l’influence de trois décennies de vacarme métallique scandinave, qu’ils vomissent avec la dose d’inventivité qu’on est en droit d’attendre de la part d’un groupe de Brooklyn.  Chez eux, on ne trouvera ni frocs en cuir, ni maquillages de démons, ni cottes de mailles. Pour l’aspect visuel, il faudra se contenter de quatre gringalets entre deux âges, plus proches des infâmes Hanson que des papys d’Immortal. Jeans, baskets, t-shirts délavés ou fluo et cheveux en bataille. Si la moitié du groupe n’était imberbe, on jurerait avoir affaire à une bande de hippies.   

Mais une fois le bouton play enfoncé, les a priori vestimentaires cèdent rapidement sous les assauts d’un métal profondément noir, mélodique, bruyant, déstructuré et pourtant d’une limpidité rare dans ce courant musical. La production est parfaite, le son cristallin, le jeu de batterie, puissant et incroyablement nuancé, atteint des sommets du genre. C’est que, justement, Liturgy n’est pas du genre à se laisser emprisonner dans des cases réductrices. Bien au contraire. 

Black metal,  les Liturgy ? Sans doute. La voix caractéristique du chanteur Hunter Hunt-Hendrix (what’s in a name?) et certaines harmonisations plaident en tout cas en faveur de cette thèse. Mais ce serait dommage de s’arrêter là. Et ce serait encore plus dommage que ceux qui sont allergiques aux hurlements norvégiens passent à côté de ce disque incendiaire qui se profile déjà comme le meilleur album métal de l’année. N’ayons pas peur des mots, car Liturgy joue clairement un cran au-dessus du lot et balaie sur son passage tous les codes énumérés plus haut. Une avalanche de guitares, certes. Des cris à se dérouiller les cordes vocales aussi. Mais surtout un savant mélange de genres, entre métal, rock et noise. Des compositions d’une complexité telle qu’elles ne se révèlent qu’à la dixième écoute. Liturgy ose le pari des chœurs primitifs sur les introductions de True Will ou Glass Earth. Liturgy ose les bizarreries rythmiques comme le break (en sept temps, s’il vous plait) de Sun of Light. Liturgy ose les 7 minutes et 7 secondes sur pratiquement un seul et même accord (Generation), laissant la batterie construire elle-même sa propre partition. Et Liturgy ose également la blitzkrieg stoner doom, façon Karma To Burn, sur l’inévitable Veins of God

Cerise sur le gâteau : sur scène, Liturgy fait l’effet d’un tsunami sonore, contraste saisissant entre la déferlante de décibels et l’apparente nonchalance de ces quatre post-ados parmi lesquels certains attendent encore les premiers signes d’une pilosité adulte. Pas grand chose à jeter, même pas cet artwork minimaliste et terriblement… blanc. Comme un poing sur la gueule de toute la scène black. Ou tout au moins sur ses codes.     

A regarder : la vidéo de Returner


LITURGY // RETURNER from Thrill Jockey Records on Vimeo.



Les liens


Liturgy sur MySpace
Commander l'album sur Thrill Jockey

lundi 2 mai 2011

David Eugene Edwards live au Roots & Roses Festival

Hier, vers 18h, David Eugene Edwards montait sur scène, au Roots and Roses Festival. Cet événement, je l’attendais depuis des années. Depuis 2005, pour être précis, et la séparation de ce qui reste un de mes groupes préférés toutes périodes et tous styles confondus : Sixteen Horsepower.

Ce concert devait avoir une saveur particulière pour au moins deux raisons.
La première, c’est que depuis 2005, même si j’ai vu son nouveau groupe Wovenhand à 4 reprises, plus jamais je n’ai eu la chance d’entendre le moindre titre de Sixteen Horsepower sur scène. Il en jouait encore de ci de là, mais pour quelques heureux élus dont je n’ai – hélas – jamais fait partie.
La seconde, c’est qu’il y a à peine deux semaines, nous avions assisté au Roadburn Festival à un concert bouleversant de Wovenhand, justement. Puissant, racé, violent, agressif. Mais surtout, un David Eugene Edwards physiquement très accablé. Rachitique, méconnaissable, la barbe épaisse, les paupières tuméfiées, il nous surprit à prendre le public à partie, lançant des onomatopées spasmodiques entre chaque morceau… et parfois même au beau milieu d’une chanson. Inquiétant.



Avec les copains du Roadburn, on a tout de suite su qu’on irait au Roots and Roses deux semaines plus tard. Pas seulement parce qu’il y jouerait en solo. Mais aussi par crainte que ce fût l’une des dernières représentations d’un homme visiblement très accablé, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur.

Hier, vers 18h, David Eugene Edwards montait donc sur scène.

Même regard vide que deux semaines plus tôt, l’idole n’a manifestement pas profité de la gastronomie locale pour se remplumer. Accompagné de son claviériste, il s’assied, s’empare de son fameux banjo monté sur un corps de mandoline (j’en profite pour rappeler que c’est bientôt mon anniversaire) et entame les premiers arpèges de Whistling Girl. Impeccable.

Sur les quatre ou cinq premiers titres de son concert, David Eugene Edwards se contente de parcourir le répertoire de Wovenhand, lui offrant une interprétation dépouillée mais sans grande surprise pour les habitués. C’est vrai qu’en l’espace d’un an, je les avais déjà vus trois fois…

Mais c’est vers la moitié du set que la machine s’emballe. Sur le manche de sa petite guitare modèle parlour, le classique de la musique folk américaine des années 30, l’artiste esquisse les premières notes de Hutterite Mile, titre qui ouvre l’album Folklore, le dernier album studio de Sixteen Horsepower, alors que l’assistance se plonge dans un silence glacial. Soutenu par un clavier mortuaire, les yeux mi-clos, David scande ses textes comme s’il s’arrachait une dent à chaque mot. Nous y voilà. Il est revenu. En transe – éthylique ou pas, on s’en fout – il se lève à la fin du morceau et se perd, claudiquant entre gloussements primaires et pas de danse maladroits. Consternation et admiration.


Pas vraiment le temps de mesurer l’ampleur du drame qui est en train de se jouer sur scène. Lorsqu’il repose son cul sur sa chaise, c’est pour se lancer dans une version chamanique de Splinters, histoire d’enfoncer le clou encore plus profondément. Plus personne n’ose en douter : nous sommes bien en train de vivre un grand moment de musique. Même si l’homme dans les santiags semble sévèrement atteint. Même si ses mouvements semblent parfois lui échapper. Même si son visage meurtri, gris, transparent, n’inspire que crainte, tristesse et pitié. L’essentiel  - le son qui sort de son mètre carré de scène – est tout simplement brillant. D’une justesse redoutable. D’une sincérité incontestable.


Jamais ses textes ne m’ont paru aussi douloureux. Pourtant Dieu sait si je les ai décortiqués. Jamais ils n’avaient été interprétés avec une telle profondeur. Et c’est bien là toute l’ambiguïté de l’événement : nous sommes forcément tous mitigés. Partagés entre le pur bonheur de réentendre ces chefs-d’œuvre dans leur plus simple expression et la tristesse d’assister sur scène au déclin de celui qui les a enfantés.

Car finalement, voilà toute la contradiction intrinsèque à la musique de Sixteen Horsepower. Les thèmes abordés (la rédemption, l’homme seul face à Dieu, le dogme dans toute sa violence, le péché, la douleur, le châtiment, le jugement, etc.) retrouvent toute leur splendeur dans une interprétation tellement pure qu’elle en devient décadente. C’est avec un genou à terre, au bord du gouffre, les épaules courbées et le visage gonflé par d’invisibles gifles que David Eugene Edwards leur offre leur plus bel écrin. Une forme de performance artistique ultime. Après lui, le déluge.

Difficile de ne pas risquer le rapprochement – toutes proportions gardées - avec les albums de la série America de Johnny Cash, quand celui-ci s’époumonait pour encore chanter trois notes justes… et s’avérait pourtant au sommet de son art.

Alors oui, ça me choque. Oui, je suis triste. Oui, j’ai dû retenir quelques larmes. Et oui, j’en ai bien peur, mais si la déchéance poursuit son travail, David Eugene Edwards risque de ne plus tourner très longtemps.

Mais je reste persuadé que j’ai assisté là à l’un des plus beaux concerts de ma courte existence. J’en suis d’autant plus marqué que, dans mes bras, ma fille de 3 ans et demi assistait pour sa part à son tout premier concert. Quelle chance.

L’histoire aurait pu s’arrêter ici. Juste après les conclusions. Sauf que le public ne s’y est pas trompé. Tonnerre d’applaudissements interminables à la fin du set. La bête revient dans l’arène après s’être fait désirer. Le pas peu assuré, il se retourne vers le claviériste et je lis sur ses lèvres le titre qui ouvrira le rappel. Celui que j’attends depuis toujours. Celui qu’on passera à mes funérailles. Celui que je chantais à ma gamine sur ma guitare, alors qu’elle était encore dans le ventre de sa mère. Celui qui m’a accompagné dans mes grandes tournées en rollercaster émotionnel depuis lors. Celui dont les paroles sont capables de me déchirer dans le sens de la longueur. Celui qui est gravé en moi depuis ce premier album, c’était au milieu des années 90.

Ça a commencé comme ça :

Et puis, ça s’est terminé comme ça :
     

 Prosternation. Merci, mec.

Les liens


Wovenhand, le site officiel
Wovenhand sur MySpace