mercredi 4 décembre 2013

Marteleur - My Anvil is my Tuning Fork


Autant jouer franc jeu : à la base, je ne suis vraiment pas fan des albums construits autour de loops, cette technique qui consiste à enregistrer des parties de guitare et à les superposer pour en sortir une mélodie. Pourquoi je ne suis pas fan ? D'une part, parce que les rares fois où j'ai assisté à ce genre de prestation scénique (Lichens, Phosphorescent, etc.), je me suis profondément emmerdé. De l'autre, parce que je possède moi-même un looper et que j'ai rapidement pu constater qu'il est très simple de laisser la machine faire le boulot à votre place et donner ainsi l'impression aux novices d'être des virtuoses.

Deuxième aveu avant d'aller plus loin : Marteleur est un pote. Et son disque est une des premières publications de Navalorama Records, label fondé par un autre pote. Voilà qui situe l'ampleur du malaise lorsqu'il me file un exemplaire à la fin de l'été. Ne pas le chroniquer serait d'une goujaterie incommensurable. Et l'encenser sans y croire serait une trahison crasse de mes propres principes.

A moitié motivé, je glisse donc la plaque sur le tourne-disque pour une première écoute distraite qui me conforte dans mes convictions : cette musique n'est peut-être pas faite pour moi. Pour en avoir le coeur net, je m'impose alors une deuxième écoute, au casque cette fois, au cours d'une des nombreuses balades pédestres qui font office de sas de décompression pour mon esprit souvent embouteillé. Et là, surprise : derrière ces boucles où s'entrecroisent la basse et la guitare baryton, il y a autre chose que l'algorithme d'une machine qui se contente d'empiler bêtement les riffs. La recherche mélodique est évidente et dépasse largement l'écueil habituel de ce genre de compositions qui se limitent trop souvent à "Ecoutez, je connais mes gammes."

Toujours en train d'avaler les trottoirs, le casque solidement vissé sur mes feuilles de chou, je déguste donc ces 9 morceaux plutôt courts (on oscille en moyenne autour des 4 minutes, avec des pointes qui dépassent de justesse les 7 minutes) qui commencent à susciter un peu plus que de la curiosité. Lorsque résonnent les premières notes de la cinquième chanson "Where Everybody is Happy by Default", je sens que mes jambes passent en pilote automatique car la tête n'y est plus. Elle s'est paumée ailleurs, quelque part entre deux splendides arpèges. Si l'objectif de la marche était l'évasion, le choix de la bande son frôle la perfection. Impression largement confirmée par le morceau suivant, ironiquement baptisé "If God Dropped Acid, Would He See People?"et qui s'ouvre sur un climat beaucoup plus sombre et tendu, avant de relâcher la pression sur un nouvel arpège que n'aurait pas renié Joe Haege de 31knots.

Merde, je commence à mordre à l'hameçon.

Pan, le morceau suivant en remet une pelletée. Au départ d'une suite d'accords a priori anodins, je me retrouve projeté dans un climax d'harmonies qui frappe beaucoup plus rapidement que prévu. Pourquoi s'étaler pendant des siècles si on peut reproduire le même effet en jouant la carte de l'immédiateté ? Je vous le demande. A peine installé, le frisson retombe aussi vite qu'il est apparu pour se diluer dans une descente finale qui laisse à bout de souffle après à peine... 3 minutes et 30 secondes. Là où Mogwai aurait étiré les trois premières notes sur un bon quart d'heure cher payé, Marteleur décide de prendre le mouvement à contre-pied. Les compositions post-rock ont trop souvent misé sur l'indigestion, voire l'overdose.

- Tu aimes ce pinard ? On va t'en mettre dix caisses de douze bouteilles alors. Amène ta bagnole, ouvre le coffre et rabaisse la banquette arrière, je vais chercher le transpalettes.

Avec Marteleur, c'est l'effet inverse.

- Tu aimes ce pinard ? C'est con, c'était ma dernière bouteille.

Je reste persuadé qu'on savoure mieux en dosant les plaisirs, plutôt qu'en s'anesthésiant le palais - tout en se disloquant le coude. Je crois fermement qu'on en profite plus si on laisse les sens faire eux-mêmes le travail. J'ai connu des rhums qui dansaient sur la langue pendant encore deux bonnes heures après avoir vidé la dernière goutte du premier verre. Sensation impossible à reproduire si on siffle la moitié de la bouteille. Pour le dire autrement, au lieu de miser sur la surenchère, Marteleur préfère tabler sur la privation et la frustration. A l'auditeur de reconstruire son propre tableau sur la base des éléments fournis dans l'album. Le plaisir lié à la musique est intimement lié à la mémoire, paraît-il. Ce que font trop souvent les artistes qui jouent sur les loops, et a fortiori 99,99% de la scène post-rock, c'est de mettre en veille la mémoire de l'auditeur en répétant les mêmes phrases encore et encore. Le cerveau n'a alors plus aucun travail à fournir : il emmagasine bêtement l'information, passif. Or, comme le travail de mémorisation est central dans le plaisir que procure la musique, il faut justement savoir se montrer parcimonieux et ne pas en donner trop à l'auditeur. Car c'est précisément la stimulation des sens qui peut être jouissive à l'écoute d'une riche mélodie. Un bon exemple, c'est la chanson Captain Midnight de Tomahawk (même si ça n'a rien à voir avec le post-rock, mais c'est le premier titre qui me vient à l'esprit) :




Le refrain est imparable, il trotte dans la tête, il est chantant, il est juste parfait... mais tu ne l'entendras qu'une fois, parce qu'après le deuxième couplet, il ne reviendra plus. Alors que le morceau prépare l'avènement d'un deuxième refrain, il s'arrête brusquement. Privation, parcimonie, frustration. Effet 100% garanti.

Avec ce deuxième album de Marteleur, on retrouve les mêmes sensations : l'envie de réécouter pour s'assurer qu'on a bien compris... alors qu'il n'y a rien à comprendre. Juste se construire sa propre histoire et laisser la mémoire faire son travail.

Je suis donc forcé de revoir mon jugement sur les compositions basées sur des boucles. Voilà qui fait mes affaires puisque ça m'évite de tomber dans l'hypocrisie. Je n'écrirais pas que l'album de Marteleur est un grand disque si je n'en étais pas moi-même intimement persuadé, mais c'est un fait :

L'ALBUM DE MARTELEUR EST UN GRAND DISQUE

A prendre avec patience.
A écouter dans des circonstances variées pour lui trouver celle qui lui convient le mieux.
A se repasser tantôt distraitement, tantôt avec plus d'attention.

Signe qui ne trompe pas : les dates de concert s'enchaînent, preuve que la formule passe également sur scène. Ce n'est pourtant pas gagné d'avance quand on joue une musique aussi contemplative. Petit détail qui fait la différence : quand on joue du looper, il arrive que le climat prenne quelques secondes pour s'installer. Normal quoi... Sur scène, pendant ces brefs instants de flottement, j'ai vu des tas de fumistes faire semblant de jouer pour ne pas devoir assumer leur soudaine inutilité sur scène, alors que la machine prenait le relai sur quelques mesures.

Marteleur n'échappe pas à la règle. Mais, lui, il s'en fout. Quand c'est au tour de la machine de faire son travail, il pose sa gratte et il boit une bière. Respect.

Dernier détail : je t'ai dit que l'album était disponible en vinyle et en écoute intégrale sur le Bandcamp? Voilà, c'est fait. D'ailleurs, tu ferais bien de t'intéresser au vinyle. Tu as vu cet artwork de fou?




Les liens :

Marteleur sur Bandcamp.
Marteleur sur Facebook.
Marteleur sur YouTube.
Marteleur sur Navalorama Records.
Commander le disque chez Mandaï.