mardi 20 décembre 2016

Ces 16 disques que j'ai usés en 2016



Ayant abandonné depuis bien longtemps la prétention d'écouter toutes les hypes du moment, je résume mon année musicale 2016 avec quelques bonnes pioches glanées çà et là, souvent au cours d'une discussion accoudé au zinc. Pourtant, si j'en crois mes playlists, j'ai surtout réécouté de vieux machins cette année, voire quelques rééditions: Bowie, Television, This Heat, les 3 premiers Helmet, The Jesus Lizard, Johnny Cash et même une replongée étrangement savoureuse dans les albums "LA Woman" et "The Soft Parade" des Doors, qui prenaient la poussière depuis presque 20 ans.

Radar Men From The Moon - Subversive II: Splendor of the Wicked

Les Hollandais de RMFTM commencent mine de rien à se bâtir une sacrée discographie, avec déjà 5 albums en 5 ans et un split avec White Hills. Sur cette dernière livraison, ils poursuivent le travail de dépoussiérage d'un kraut-rock noisy et remuant, déjà entamé par leurs lointains cousins chiliens de Föllakzoid. Au programme: basses entêtantes qui se mordent la queue, guitares fracassées aussi subtiles que des enclumes et overdoses de nappes de synthé. La recette parfaite d'un rock instrumental qui se danse le regard vide.



Cobalt - Slow Forever

En studio, Cobalt est aujourd'hui sans conteste le meilleur groupe de métal du monde. Les deux albums précédents ("Eater of the Birds" en 2007 et surtout "Gin" en 2009) avaient déjà annoncé la couleur d'une musique profondément dérangée, hurlante et brutale. Cependant, le duo parvenait en même temps à rameuter un public plus large (façon de parler) en faisant preuve d'un sens mélodique qui avait tout pour plaire aux fans de shoegaze. Longtemps, la noirceur de la musique de Cobalt a été attribuée au fait que Phil McSorley, la moitié du groupe, enregistrait ses parties entre deux missions militaires en Irak. Viré entretemps pour des propos pas très sympas envers la communauté gay, McSorley n'a rien enlevé de la sauvagerie de Cobalt en prenant la porte. La moitié restante (Erik Wunder) assure désormais le service pour TOUS les instruments (oui: TOUS) et délègue uniquement les parties vocales à l'ancien hurleur de Lord Mantis, un vrai poète. Histoire de montrer que la nouvelle formation tient la longueur, ce quatrième album ne fait pas de détail et se décline en deux parpaings qui totalisent 84 minutes de passage à tabac. Black metal, death, stoner, psyche... tout y passe et rien n'y résiste. Jadis pratiquement inexistant sur scène, Cobalt profite de la sortie de ce "Slow Forever" pour se lancer dans une tournée (qui passera l'année prochaine par le Roadburn). Initiative plutôt casse-gueule, qui risque de sérieusement écorner le mythe. Mais en studio en tout cas, ils ont mis tout le monde d'accord.



Big Business - Command Your Weather

Encore un duo qui fait plus de bruit que toutes les cliques à rallonges de métalleux chevelus. Chaque nouvel album de Big Business est une fête en soi. Après avoir assuré l'intérim comme section rythmique des Melvins, le groupe emmené par le son de basse inimitable de Jared Warren décrasse toutes les idées reçues sur cet objet pourtant dangereux qu'est le stoner "avec des refrains qui se chantent". Pas la peine de se cacher derrière des hurlements gutturaux: Big Business compose des chansons, des vraies, et prend le risque de les chanter haut et fort. Son extraterrestre, rythmiques empruntées au hardcore, 36e degré à tous les étages (non seulement ils osent la pochette borderline, mais renchérissent avec un titre aussi potache que "Diagnostic Front"). Y'a pas à dire: c'est quand même Big Business qui a ressuscité les Melvins.



David Bowie - Blackstar

On a l'impression que tout a été écrit sur Bowie. Et pourtant non. Testament musical, auto-hommage posthume écrit de son vivant, ultime pièce d'un puzzle interminable... Blackstar est avant tout un grand album de Bowie. Rarement un artiste aura fait le bilan de sa carrière avec autant de lucidité. Les deux singles ("Blackstar" et "Lazarus") ont éclipsé - à juste titre - le reste d'un disque parfois inégal. Mais putain, quels singles ! Et ce serait manquer de respect à "Dollar Days", une ballade qui aurait tout à fait tenu sa place sur "Hunky Dory". Je n'arrive toujours pas à croire qu'il soit mort. Faudra m'y faire un jour...



Iggy Pop - Post Pop Depression

Quelques semaines après le décès de Bowie, Iggy est venu nous mettre du baume au coeur avec "Gardenia", un nouveau single qui sentait bon l'époque où il fricotait justement avec le Thin White Duke. L'album n'a pas déçu les espoirs, même s'il s'avère finalement plus sage que prévu. D'aucuns auraient préféré un retour de l'iguane déchaîné de sa période Stooges. C'est oublier bien vite que ses dernières tentatives de réanimation de l'époque du Raw Power n'avaient pas été à la hauteur. Du coup, Iggy nous ressort son côté crooner froid, façon "Lust For Life" et "Passenger". Pas la peine de faire semblant que l'approche des 70 piges n'a aucun effet sur le coco. Et au final, ce rôle lui sied à merveille. Dans un registre plutôt pop-rock, il nous refait le coup de "The Idiot", à 40 ans d'intervalle et pond un nouvel album qui sonne mieux qu'un best of. Vu l'hécatombe, on lui enverra quand même des vitamines en 2017.



Moaning Cities - D. Klein

Je me suis déjà abondamment épanché sur l'immense bien que je pense de ce nouvel album de Moaning Cities. Les saisons passant, mon enthousiasme ne s'est pas rafraîchi d'un seul degré. Le coup de coeur de l'année, sans l'ombre d'un doute.



Gnod - Mirror

Si Cobalt est le meilleur groupe de métal du monde, Gnod est peut-être le meilleur groupe du monde tout court. Depuis 10 ans, le collectif de Manchester livre des albums par camions entiers et alimente une discographie qui flingue dans tous les sens (environ 35 sorties recensées sur Discogs, et au moins autant de side projects). En 2016, ils ont donc publié ce "Mirror" - ainsi qu'un split avec Surgeon - qui, une fois n'est pas coutume, déjoue tous les pronostics. Pour ce millésime, la bande de joyeux drilles a laissé de côté les expérimentations free jazz du dernier (triple!) album "Infinity Machines" pour revenir à un format plus serré: quatre titres solidement tassés qui labourent sur des terres empruntées au doom, à la noise et au dub. Le résultat est délicieusement cradingue. Toujours dans l'excès, Gnod fêtera l'an prochain ses 10 ans d'existence en se produisant au Roadburn à quatre reprises sur un weekend. En quatre concerts, ils n'auront pas le temps de parcourir la moitié du tiers de leurs identités sonores.




Fatima Al Qadiri - Brute

Je suis une brêle en musiques électroniques. Non pas que ça me dérange, que du contraire. J'en écoute pas mal en réalité et le Bandcamp du label Opal Tapes tourne souvent en mode aléatoire pendant mes journées de travail. Mais je suis incapable de différencier deux sons, deux sous-genres ou encore même deux artistes différents. Pourtant, de temps à autre, je reste accroché sur un truc écouté au hasard et qui ne me quitte plus. C'est ce qui m'est arrivé avec Fatima Al Qadiri, qui balance ses skuds en direct depuis le Koweit (pouah, le jeu de mots pourri à deux dinars). Sa musique à la fois frontale et sophistiquée m'évoque par moments le "Foley Room" d'Amon Tobin, l'héritage brésilien ayant ici laissé la place à des sonorités orientales. Je me plante peut-être, mais dans la catégorie très large des trucs ambient/electro/techno qui me sont passés récemment entre les oreilles, j'ai l'impression qu'il est souvent question de meufs (Xosar, Patricia, Amélie Lens, ou même Noveller dans un registre plus instrumental).



Nick Millevoi - Desertion

J'ai vraiment un faible pour ces musiciens qui parviennent à insuffler à leur rock cette petite touche roots américaine qui rappelle le blues des champs de coton, la country qui chique du tabac, le gospel suant ou les partouzes de hippies lécheurs de timbres. Je peux difficilement décoller mes oreilles des premiers disques de Six Organs of Admittance, de Horseback, du Steve Gunn des débuts ou du tournant plus rock entrepris depuis trois albums par Wovenhand. Nick Millevoi s'inscrit pleinement dans cette mouvance. Comme le mec vient de Philadelphie, c'est forcément la soul qui déteint sur ses riffs de guitare qui se lancent dans de longs dialogues avec un orgue Hammond. Par moments, sa musique sort de la marge et lorgne carrément du côté du free jazz ou vire sa cuti pour plonger dans une vieille ambiance de western. Découvert sur une suggestion d'un pote. Accroché immédiatement.



Baby Fire - Gold

Ma dernière chronique en date encensait ce troisième album de Baby Fire, plus sombre, plus lourd, plus nuancé aussi que ses prédécesseurs. J'avais omis de préciser que la production de ce nouveau disque avait été confiée à Pierre Vervloesem (derrière le premier dEUS), autre signe indéniable de l'ascension du groupe. A écouter le coeur bien accroché quand même.




Oranssi Pazuzu - Varahtelija

Adeptes des titres imprononçables, ces Finlandais confrontent un héritage black metal érigé en patrimoine national avec des influences empruntées au kraut rock, au prog et à l'ambient. Assez radicaux dans leur approche, les mecs peuvent toutefois se vanter d'avoir construit un son bien à eux, identifiable entre mille. Cet album complètement maboule ose tirer des morceaux bien au delà des minutes réglementaires en les inondant de synthés criards. 99,99% des gens qui seront passés par là auront légitimement détesté. Moi, je l'écoute au casque pour faire passer mes insomnies.



Tomaga - The Shape of the Dance

Lorsqu'ils n'assurent pas la section rythmique de The Oscillation, Valentina Magaletti et Tom Relleen laissent libre cours à leur imagination en sortant des disques plus expérimentaux sous le nom de Tomaga. Dans une démarche comparable à celle de Gnod, mais avec une approche un poil plus intello, ce troisième album poursuit le travail de dissection des rythmes entamé en 2014 avec "Futura Grotesk". Assez rude et bruitiste, le disque évoque tantôt la musique électronique, tantôt le free jazz, voire la musique concrète. Il n'annihile pas toute recherche mélodique pour autant, mais il faudra se montrer patient et multiplier les écoutes pour transpercer petit à petit cette forteresse imprenable. Assez déroutant, ce disque constituerait la bande-son parfaite pour illustrer une année 2016, au cours de laquelle on a bien senti que quelque chose se tramait sans vraiment comprendre quoi.



Parlour - Parlour

Autre objet indéfinissable, ce nouvel album de Parlour pourrait aisément constituer le chaînon manquant entre Nick Millevoi et Tomaga. Au menu: 9 plages instrumentales qui mettent LE riff de guitare - précis, rigoureux, tendu - en avant. Trop court et pas assez chiant pour être qualifié de post-rock, le disque évite les classiques mouvements en montée-descente tellement prévisibles d'un genre usé jusqu'à la corde. J'avoue qu'en tant que puriste du son, je fonds pour cette production au milli-poil. Chaque instrument tient sa place et sonne exactement comme il le devrait. Sortir des disques crasseux est une chose, le faire en soignant la prod en est une autre.



Black Mountain - IV

Je n'ai jamais fait partie des aficionados de Black Mountain. Mais il faut bien reconnaître que ce dernier album envoie du bois. A sa sortie, le single "Mothers of the Sun" m'a cloué sur place, car tout y est outrancier: un riff de guitare assassin, un refrain indécent, un clip kitsch au possible. L'ensemble du disque est du même calibre et alterne chansons pop-rock, ballades psyché et sorties de routes stoner. Du coup, sur la route des vacances, il a tourné en boucle en digne successeur de l'indéboulonnable "Thirteen Tales from Urban Bohemia" des Dandy Warhols.




Oathbreaker - Rheia

Peut-être plus sauvage encore que Cobalt, le quatuor gantois a grandi à chacun de ses albums. Initialement présenté comme un side-project d'un membre d'Amenra, le groupe emmené par la furieuse Caro Tanghe au micro n'en finit plus de gravir les échelons, au point de n'avoir plus rien à envier au grand frère. Sur ce troisième disque, le groupe repousse encore plus loin les limites de son cocktail explosif de black metal, de hardcore et d'envolées vocales vertigineuses. Il faut bien le reconnaître: malgré le mal de chien que se donnent les musiciens d'Oathbreaker pour malmener leurs instruments, c'est bien le grand écart vocal permanent de Caro Tanghe qui retient toute l'attention. Elle hurle, elle susurre,  elle éructe, elle déclame, elle gueule à s'en arracher le larynx. A un point tel qu'il est parfois difficile de ne pas se racler la gorge par solidarité.



Swans - The Glowing Man

Présenté comme l'ultime sortie du line-up actuel de Swans, ce triple album est un puits sans fond, ce qui explique sa dernière position dans cette liste. J'ai beau l'écouter dans tous les sens, je n'arrive toujours pas à en maîtriser toutes les limites. Trop dense, trop sophistiqué, trop éclectique, trop méticuleux. Si tel est l'ultime volet du retour de la bande à Michael Gira, on pourra dire en tout cas qu'il n'aura pas bâclé son dernier chapitre. Si tout se passe selon mes plans, j'estime pouvoir en venir à bout en 2043.

samedi 17 décembre 2016

Baby Fire - Gold

Le nouvel album de Baby Fire me pose un sacré problème éthique: comment écrire objectivement sur le disque d'une amie? A fortiori quand il s'agit d'une amie avec qui je travaille actuellement sur un nouveau projet musical? Et quand celle-ci est la soeur du batteur de mon groupe principal? Et quand ma trombine d'attardé, ainsi que celle de ma compagne et de ma gamine apparaissent furtivement dans la dernière vidéo du groupe?



Pour l'écrire simplement: ma chronique de Baby Fire pue autant le conflit d'intérêts qu'un élu MR en mission d'observation au Kazakhstan.

Pourtant, je DOIS l'écrire, cette chronique. Tout simplement parce qu'en trois albums, Baby Fire n'a eu cesse de gravir les échelons. Avec "Gold", le petit dernier, le trio emmené par Diabolita s'installe tranquillement dans la cour des grandes, après un "The Red Robe" qui avait déjà concrétisé bon nombre de promesses.



"Gold", c'est une voix plus affirmée que jamais, des textes écrits à la lame rouillée, des ambiances sonores d'une noirceur aveuglante et un son - mais un son ! - plus épais qu'un annuaire des classiques du doom. Et pourtant... Baby Fire tire toute son originalité de sa capacité à sautiller avec une certaine désinvolture entre ces riffs durs et poisseux. Ainsi, quand le groupe sombre dans la lourdeur assommante d'un "Let It Die", il n'oublie pas pour autant de terminer sur une touche plus délicate.

Le crime serait-il plus jouissif quand la victime a l'impression de reprendre son souffle, le temps d'un bref relâchement de l'étreinte?

Formule éculée? Pas vraiment, car sur "Brussels", c'est l'effet inverse. La voix caverneuse prend possession d'un riff faussement plus léger, avant de s'enfoncer dans un tunnel sans issue qui n'aurait pas pu mieux coller au thème de la chanson.

C'est cependant sur la chanson "Gold" (5e sur la liste) que Baby Fire atteint les sommets du genre. La rengaine, lente et répétitive, s'épaissit à chaque mesure, tandis que la voix majestueuse déclame un texte qui te scie en deux. C'est cette intonation, sur la dernière syllabe du "I've been given a new body", cette seconde moitié de corps, qui envoie le titre dans la stratosphère. Délicate, raffinée, élégante, presque fragile, je n'ai pas de mot assez fort pour décrire comment cette simple syllabe -dy déclenche un frisson à chaque passage. A la première écoute, je n'ai pas pu aller plus loin que ce morceau, car il a tourné en boucle dans ma voiture. Trituré, complexe, plein, c'est une invitation à l'addiction.

Voilà la teneur d'un grand album, franchement. Sincèrement. Au passage, j'épinglerai encore deux titres qui ne quittent plus mes oreilles. D'une part "You, Forever" qui se permet également quelques trouvailles vocales complètement dingues. De l'autre, "The Salamender", autre prouesse peut-être plus accessible aux esprits les moins entraînés. Entretemps, un certain "How do I love Thee?" aura éteint les derniers espoirs de salut. Non, on ne sort pas indemne d'un album de Baby Fire.



L'album est sorti sur Off.
Baby Fire sur Facebook.

jeudi 27 octobre 2016

Moaning Cities - D. Klein

Des couplets, des refrains, des mélodies... Mais c'est quoi ce bordel? Des chansons. Et d'un groupe belge. Bref, tout ce que je suis censé détester. Mais alors, comment se fait-il que ce dernier album en date de Moaning Cities ne quitte plus ma platine? On est en 2016, j'ai 37 ans et je suis devenu accro à un groupe qui pond des morceaux de moins de 20 minutes, ne désaccorde pas ses instruments de trois tons et demi et a le culot de sourire sur scène. C'est grave docteur? Tentative de diagnostic.

J'avoue avoir honteusement snobé Moaning Cities jusqu'à l'annonce de la sortie de ce nouvel album. Je plaide coupable: je n'avais que très peu écouté, d'une oreille distante et distraite, quelques morceaux (peut-être deux) des productions précédentes sans y accorder de véritable attention. A posteriori, je vois sans doute deux raisons qui pourraient expliquer ce manque d'intérêt. Primo, la voix m'avait trop vite évoqué Black Angels, un groupe qui m'avait ébloui avec un single remarquable, avant d'aussitôt bousiller tout son crédit avec un concert fumiste au possible quelques mois plus tard. Secundo, comme beaucoup de mes semblables, j'éprouve une méfiance épidermique à l'égard de tous les groupes belges qui réussissent. Toute la vague TheMyLittleVisHollywoodPianoNoize dont le succès se cantonne aux salles subsidiées comprises dans un triangle qui relie Tournai à Liège et Arlon me laisse de marbre. Je sais, je caricature. A peine.

Avais-je raison? Non, trois fois non.

C'est mon pote David Crunelle, décidément dans tous les mauvais coups, qui m'a mis la puce à l'oreille, au moment où il était sollicité par les membres de Moaning Cities pour réaliser l'artwork de ce nouvel album:

"Ce n'est peut-être pas assez sale pour toi, mais c'est tout à fait le genre de musique qu'on pourrait écouter. Et ça ne sonne pas comme un groupe belge." 

Comprendre: ils n'essaient d'imiter ni dEUS, ni Ghinzu. Autrement dit, ça s'apprécie sans devoir les affubler du qualificatif "Belge" qui a en général pour effet de revoir nos critères de jugement à la baisse. C'est assez rare pour être souligné.

Du coup, j'ai réécouté les anciennes sorties de Moaning Cities. J'ai visionné pas mal de vidéos. Je suis allé à la release party au Botanique en septembre et j'ai acheté ce nouvel album. Verdict? Ça claque.

Primo: le registre vocal de Moaning Cities est bien trop riche pour n'être apparenté qu'à un ersatz de Black Angels. On y retrouve forcément quelques touches familières: l'aspect brumeux, accentué par les effets de réverbération, est omniprésent. Pourtant, les voix - souvent multiples - sont capables de réaliser le grand écart entre la rage purement rock'n'roll (le déroutant - et ironiquement nommé - "Expected" en ouverture) et les envolées mélodiques stratosphériques (le final "Daggers"). Au passage, on s'offre une traversée du désert sur le trippant "Yell-Oh-Bahn", angoissant spoken word plaqué sur des airs de sitar et qui méritait bien une batterie aussi martiale pour me ramener les pieds sur terre.  

Secundo: ça sonne d'enfer. Quatre mots, point final. Nul besoin d'ajouter "... pour un groupe belge". Non, ça sonne d'enfer. Tout court. Parce que Moaning Cities a UN son, qui lui est propre, et n'évoque nul autre: du grain, du velouté, de l'organique. On pourra s'essayer aux comparaisons hasardeuses, on trouvera toujours dans ce D. Klein l'élément de contradiction qui fait la singularité de Moaning Cities. Pop? Oui parfois, comme sur "Vertigo Rising", mais avec cette touche de fuzz qui rappelle que même si ce n'est pas le disque le plus sale de ma collection, il n'a rien d'une production aseptisée pour les heures de grande audience. Personnellement, je mettrais juste un petit bémol sur "Solitary Hawk", qui me parle moins parce que je la trouve plus linéaire que les autres compos du disque.



Du coup, avec cet album, j'ai sous l'aiguille un solide disque de rock'n'roll, qui tient tout à fait sa place sur mon étagère entre les vinyles de Wovenhand et ceux de Hills. Restait l'épreuve de la scène pour me convaincre: en une minute dans une Rotonde qui affichait vollenbak, l'affaire était dans le sac (en plus, ça rime). Set d'une efficacité redoutable, son impeccable (hop, encore des rimes), occupation maximale de l'espace, équilibre parfait entre instants de fureur et respirations plus posées. Il y a longtemps que je ne m'étais plus emballé comme ça sur une musique qui finalement, bien que bouillante, reste assez accessible. Et c'est sans doute là le principal enseignement de Moaning Cities: on pourrait être tenté de les railler parce qu'ils offrent des sessions pour Classic 21 ou la SABAM, pas vraiment identifiés comme de hauts lieux du rock alternatif (comprendre : respectable pour les snobinards de mon espèce).

Puis, avant de balancer, on écoute le disque, on en prend plein la tronche sur scène, on jette un oeil au pédigrée live du groupe... et on ferme gentiment sa grande gueule. 

La bande tourne avec Monkey3, côtoie les dieux de Yob à l'affiche du DesertFest, se paie le luxe d'une invitation du très réputé Liverpool International Festival Of Psychedelia et se permet même d'organiser son propre festival psyché à Bruxelles, en conviant des pointures du calibre de Tomaga. Rien que ça. Dix fois moins suffirait à faire taire les plus sceptiques. La bande se construit tranquillement une réputation en acier trempé. Respect.

Avec D. Klein, Moaning Cities s'assure une place de choix aux côtés d'autres électrons libres qui voient le jour dans notre plat pays et cassent la baraque bien au-delà de nos frontières. Je pense particulièrement aux cinglés et inclassables de La Jungle, Raketkanon ou Oathbreaker. Avec néanmoins ce petit plus qui les rend accessibles à un plus grand nombre de paires d'oreilles. D'habitude, j'en faisais un critère d'exclusion. Dans ce cas-ci, ça mérite juste mon plus haut respect.

Plus loin: 
https://www.facebook.com/moaningcities/
https://moaningcities.bandcamp.com/
http://exagrecords.com/shop/ 

mercredi 19 octobre 2016

Nous écoutons tous une musique de fous

Dans « Les fous du son », Laurent de Wilde raconte l’histoire de ces inventeurs un peu perchés qui ont contribué à l’émergence de nouveaux instruments électriques, puis électroniques. A travers les portraits d’une série d’ingénieurs visionnaires, l’auteur passe en revue pratiquement deux siècles d’innovations musicales qui ont sculpté les contours de la musique que nous écoutons aujourd’hui. On suit dès lors les destins chahutés de noms passés à la postérité tels que Moog, Theremin, Hammond, Rhodes ou même Fender et Les Paul. Et d'autres moins connus mais tout aussi décisifs.



La première fois que j’ai croisé « Les fous du son » dans une librairie, j’ai été immédiatement attiré par sa couverture. Après avoir manipulé l’objet et parcouru quelques pages, je décidai de le reposer sur le présentoir. Aussi passionnant que soit le sujet, les 500 pages d’histoire des synthétiseurs me paraissaient à première vue un peu rudes à avaler. Le hasard fit que je le reçus une semaine plus tard comme cadeau d’anniversaire. La coïncidence suffit à me faire changer d’avis. Malgré la crainte d’un ouvrage trop technique et détaillé, je me lançai sans grande conviction dans la lecture de ce pavé (eh oui, pour moi 500 pages, c’est un pavé) qui très vite, s’installa en pôle position sur ma table de chevet.

Ce livre, qui commence avec les découvertes et les brevets d’Edison, avait pourtant toutes les raisons du monde d’être barbant au possible. C’était sans compter sur l’extraordinaire plume de Laurent de Wilde qui, non content d’être un pianiste jazz de renom et un fin connaisseur du moindre détail technique des machines qu’il manipule, s’avère également être un écrivain doté d’un sens de la narration tout à fait remarquable. Du coup, l’auteur n’hésite pas à jongler avec les belles phrases et les punchlines qui tuent pour tailler des costards aux illustres héros qui jalonnent son livre, avec des anecdotes qu'il livre par cartons de douze.

Quelques pages sur le culot phénoménal d’une icône comme Edison (un génie doublé d’un beau salopard) suffisent à flatter le lecteur qui aura bien du mal à reposer la bête. Si on s’instruit indéniablement au fil des chapitres qui suivent un ordre chronologique, on se plait aussi à carrément se taper le cul par terre quand Laurent de Wilde, avec un sens de la formule aiguisé, assassine ses personnages principaux qui, il faut bien l’avouer, se prennent plus souvent qu’à leur tour les pieds dans le tapis. On n’invente pas des machines révolutionnaires en trois coups de cuiller à pot. Les poubelles de l’histoire débordent de tentatives avortées ou d’expériences inabouties qui, avec le recul, peuvent paraître carrément grotesques. Il en va ainsi lorsqu’il évoque le sténographe français Edouard-Léon Scott de Martinville qui, au milieu du XIXe siècle avait inventé le premier procédé qui permettait de graver de la musique sur un cylindre. Je cite :

« Seulement il s’est arrêté là, son appareil écrit mais ne lit pas le son, et en baptisant son invention le phonautographe, il n’a pas conscience qu’il lui fallait une syllabe en moins et une fonctionnalité en plus. »

Travail, guerre et industrie 

La force du livre de Laurent de Wilde réside dans cette capacité à décrire avec précision et humour une réalité sociale et culturelle qui nous paraît aujourd’hui inconcevable. Car si effectivement, personne n’avait songé à développer une machine qui lirait le son, ce n'est pas parce que son créateur était con comme un balais, mais bien parce qu’une telle invention ne présentait que très peu d’intérêt à l’époque. En pleine révolution industrielle, les loisirs relevaient encore de l’utopie. Aucun ingénieur ne voyait l’utilité d’écouter de la musique chez soi, puisque les ouvriers passaient la plupart de leur temps éveillé à l’usine ou à la mine. Il faudra tout le talent d’esprits visionnaires qui se succéderont sur plusieurs décennies pour comprendre le potentiel social, culturel, mais aussi commercial de la consommation domestique de contenus musicaux.

C’est ainsi que le telharmonium, l’une des premières tentatives d’incursion de la musique dans les foyers s’acheva sur un échec retentissant. L’immense machine, qui pesait plusieurs tonnes, fut démontée et vendue au kilo à des ferrailleurs. Un destin d’iguanodon de la musique : seuls quelques documents attestent encore de son existence, mais personne n’aura plus jamais l’honneur d’en entendre les rugissements.



Autre idée majeure qui parcourt le livre de Laurent de Wilde : l’influence de l’industrie militaire dans le développement des technologies du son. Plusieurs grandes inventions qui marquèrent à tout jamais l’histoire de la musique électronique résultent en effet du prolongement de travaux de recherche dans le domaine de la défense: les services de renseignement engageaient les meilleurs ingénieurs pour développer des systèmes d’écoute des communications ennemies. Leurs travaux trouvaient ensuite des débouchés insoupçonnés dans la production musicale. Le Theremin en est l’exemple le plus connu. Son inventeur, le légendaire Léon Theremin – qui n’échappa pas aux camps de travail staliniens - , a concrétisé la plupart de ses découvertes alors qu’il était employé de l’armée soviétique. Cet exemple parmi d’autres n’est pas sans évoquer chez les guitaristes celui des amplis Hiwatt, qui ont fait le son des Who ou de Pink Floyd, et dont la solidité légendaire des premiers modèles était due entre autres à l’utilisation de pièces issues des avions Spitfire de la Royal Air Force.



Les liens étroits entre le complexe militaro-industriel et la synthèse du son sont à cet égard tellement flagrants à la lecture des « Fous du son » qu’on en vient à se demander comment sonnerait aujourd’hui la musique si les conflits armés n’en avaient accéléré les développements technologiques.

Enfin, et c’est sans doute l’aspect le plus truculent de ce livre, Laurent de Wilde démontre à maintes reprises à quel point, en matière de musique, les intérêts industriels ont pu être néfastes à l’innovation technologique. Les exemples d’ingénieurs visionnaires devenus des businessmen calamiteux pullulent. L’affaire est alors reprise par un grand groupe industriel, opération qui en général s’avère fatale. L’histoire apprenant rarement de ses erreurs, on dénombre dès lors une impressionnante liste d’instruments formidables qui deviennent des échecs cuisants aussitôt leur production passée entre les mains de grandes industries. Les économies d’échelle, les délocalisations, les politiques commerciales douteuses, un service après-vente submergé et voilà une machine remarquable qui rejoint le cimetière des technologies bâclées. On comprend dès lors mieux pourquoi certains synthés ou même certaines guitares voient leur cote atteindre des sommets en fonction de leur année de production. Les gratteux savent tous qu’il leur faudra vendre au moins un rein pour s’offrir une Fender pré-CBS.

Et demain ? 

Ce sont donc les prémisses de la musique électronique actuelle qui sont passées au crible dans ce livre époustouflant. De Kraftwerk à Daft Punk, de Pierre Schaeffer à Brian Eno, de Dälek à Radiohead, de Portishead à Mùm en passant par Silver Apples et Herbie Hancock, il n’y a pas un son actuel qui ne trouve ses racines dans les travaux de ces ingénieurs à moitié maboules. D’où cette question que Laurent de Wilde n’aborde finalement que très peu : quel est encore aujourd’hui le potentiel de développement des technologies musicales ? La seule voie possible passe-t-elle forcément par la modélisation, comme en témoignent les applications iPad développées par Moog ou Korg ? La dernière révolution musicale annoncée était celle des procédés collaboratifs à distance et n’a jusqu’ici pas été à la hauteur des attentes. Quelles innovations influenceront les sons de demain ? Faudra-t-il attendre une nouvelle guerre pour stimuler la création ? Les inventeurs complètement allumés appartiennent-ils réellement au passé? Une piste de réponse avec ce fou furieux d'Author & Punisher... Et si finalement, tout était encore à inventer?



Plus loin

Le site web de Laurent de Wilde.
La page Facebook des Fous du son.





mardi 6 septembre 2016

David Crunelle - What the folk?

Contribution pour le catalogue de l'exposition "FOLK" de David Crunelle, à la galerie Art Nomade à Bruxelles, du 9 au 25 septembre 2016.



What the folk?

Dans « Manhattan Folk Stories », le guitariste Dave Van Ronk livre un récit indispensable de la scène folk américaine telle qu’il la vécut dès la fin des années 30. Le mythe du beatnik de San Francisco, le business autour du foisonnement de Greenwich Village, le snobisme avilissant des joueurs de banjo à l’égard des joueurs de guitare - un trve folk qui n’est pas sans rappeler les fondamentalistes du trve black metal - y sont restitués minute par minute, avec une précision digne de la meilleure des télé-réalités.



Parmi les nombreux témoignages de Van Ronk, il en est un qui est particulièrement éclairant pour mieux saisir l’ancrage « folk » du travail de David Crunelle : l’idée qu’à l’époque, l’interprétation était autrement mieux valorisée que la composition en tant que telle. Les meilleurs musiciens folk des années 60 n’étaient pas ceux qui s’épuisaient à vouloir composer la nouvelle ballade à succès autour des sempiternels trois mêmes accords, mais bien ceux qui étaient capables d’injecter leur touche personnelle en se réappropriant les standards de leurs prédécesseurs. L’âge d’or de la musique folk américaine coïncide ainsi avec une pléthore de disques de reprises, que personne ne jugeait pourtant nécessaire d’étiqueter comme tels. Chaque musicien puisait allègrement dans le répertoire populaire, qu’il réinterprétait à sa sauce en l’agrémentant de ses arrangements personnels ou en réécrivant l’un ou l’autre couplet. Le talent se mesurait à la capacité de réveiller une vieille ritournelle pour lui donner une nouvelle dimension émotionnelle.



On aurait parfois tendance à oublier que la culture populaire est le premier et le plus puissant des logiciels open source.

Voilà sans doute pourquoi les tableaux de David Crunelle sont profondément « folk ». Ils puisent leur matière première dans le socle-même de notre culture populaire contemporaine : l’image. Qu’il s’agisse de l’image abrutissante tirée du récit publicitaire, de l’image sensationnaliste issue de la presse grand public ou de l’image prétendument rigoureuse que revendique la littérature scientifique, David Crunelle en extrait la moelle qu’il amalgame dans un nouveau récit personnel.

A la manière des musiciens folk des années 60 qui, en le pillant sans honte aucune, assuraient la pérennité du répertoire musical populaire en le sortant de l’oubli, le travail de David Crunelle se lit comme un témoignage de notre culture pop actuelle. Voilà l’essence-même de toute démarche «folk».

Now sit down, enjoy and folk off. 



Infos: 
La galerie Art Nomade.
Le site de David Crunelle et sa page Facebook.

mardi 16 août 2016

Une version large de la vidéo de "Lazarus" dévoile un Bowie plus visionnaire que jamais

Il y a quelques mois, j’ai écrit un long papier dans lequel je livrais mon interprétation personnelle d’une série d’indices que Bowie avait disséminés dans la vidéo de Lazarus. Ceux-ci donnaient quelques clés pour comprendre le sens profond des dernières apparitions de l’artiste.

Un nouveau « détail » vient désormais s’ajouter à la longue liste de ces petits messages laissés çà et là par Bowie dans ce qu’il savait être ses derniers moments. Le 17 janvier dernier, soit 6 jours après le décès du Thin White Duke, le très sérieux site d’informations David Bowie News annonçait la mise en ligne d’une version « widescreen » de la vidéo de Lazarus sur la page du réalisateur Johan Renck, sans aucune autre précision.

La vidéo officielle de Lazarus présente en effet un étrange format au ratio 1:1, un format carré donc. En soi, ce n’est pas dérangeant et on pourrait y voir un clin d’œil du réalisateur au format d’image qui fait fureur sur Instagram, un média que Bowie n’a officiellement jamais utilisé. Pourtant, ce format carré présente un certain inconfort pour le spectateur : certains plans sont vraiment très serrés, voire trop, au point de couper une partie de l’image. Parti pris artistique ? On aurait pu le croire, mais l’effet n’est pas toujours réussi. C'est le cas par exemple du plan ci-dessous, assez maladroitement décentré.



La version « widescreen », c’est à dire au ratio d’image 16:9, aurait dû répondre à cette question. Souci : quelques heures à peine après sa parution, celle-ci est supprimée par l’auteur et disparaît du web. Pourquoi ? Nul ne le sait.

La magie d’internet, c’est que rien ne disparaît jamais définitivement. Le site David Bowie News a remis la main sur la version large et vient de la republier... avant qu'elle ne disparaisse à nouveau. Mais pas assez rapidement pour qu'on ne puisse l'analyser en profondeur.

Premier enseignement : la version 16:9 est bel et bien l’originale. La version carrée, officielle donc, présente une image qui a été rognée sur les bords. Le travail de découpage a dès lors donné lieu à des plans tronqués comme celui que nous venons de voir. L’orignal présente un cadrage bien plus approprié. Ainsi, si on examine la même scène, l'image est beaucoup mieux équilibrée.



Avec un cadrage plus large, d’autres plans se révèlent plus intéressants que la version finalement retenue. J’en prends pour exemple cette vue en plongée de la chambre, à mon avis esthétiquement plus réussie dans un cadrage large que dans sa version carrée. La comparaison des deux versions est sans appel.

(Note: il suffit de cliquer sur les images pour les afficher en plein écran)




Pourquoi dès lors avoir pratiquement saboté la version originale ?

La réponse se trouve dans les éléments qui se retrouvent hors champ après le rognage de l’image de départ. En se concentrant sur les bords de l’image de la version 16:9, on comprend que des éléments visuels disparaissent subtilement du cadre lorsqu’on repasse le tout en format carré : l’un est plus anecdotique, l’autre est une clé essentielle pour comprendre l’histoire qui est racontée dans cette vidéo.

Commençons par l’anecdotique, pour faire durer le suspense. Il s’agit du crâne disposé sur le bureau. Certes, celui-ci apparaît encore subrepticement à l’image dans le format carré, mais sa présence est beaucoup plus marquée dans la version 16:9. Dans un précédent article sur le sujet, j’avais repris une hypothèse déjà largement partagée sur les réseaux sociaux : s’agirait-il du crâne de l’astronaute que l’on avait déjà pu voir dans la vidéo de Blackstar ? Sans l’ombre d’un doute. Cet astronaute est-il le Major Tom de Space Oddity et Ashes To Ashes ? C’est hautement probable. Ce crâne renforce donc la dimension testamentaire de la vidéo de Lazarus.




Le second élément qui disparaît du champ au montage est beaucoup plus interpelant : lorsque le personnage de Bowie au costume rayé s’assoit à son bureau pour écrire dans son carnet, on remarque dans le coin supérieur gauche de l’image que l’autre Bowie en blanc est allongé immobile sur son lit. Voilà qui devient intéressant. Ce plan apparaît à deux reprises : à 2’41 et à 3’02. A chaque fois, le Bowie dans le lit est immobile. Comme mort. Dans la version officielle, le cadrage empêche de voir ce "détail".






La présence de deux Bowie sur le même plan est tout sauf un détail. Elle permet de mieux comprendre la séquence narrative de cette vidéo.

On peut donc en déduire avec certitude que le Bowie en noir et blanc incarne une présence posthume, voire l’âme-même de l’artiste. Son corps inerte laissé à l’arrière plan, celui-ci rédige frénétiquement son ultime message, avant de partir à reculons.

Le pouvoir testamentaire de Lazarus, déjà largement commenté, prend donc ici une dimension supplémentaire. Au moment de tourner cette vidéo, Bowie est conscient qu’il s’agira de sa dernière apparition à l’écran. Non seulement son décès imminent ne fait plus aucun doute, mais il décide de carrément filmer la scène telle qu’il aurait voulu que le monde la voie. Il filme donc son dernier souffle et se veut rassurant à l’égard de son public : même éteint, il est toujours là. Vieilli, affaibli, il endosse quand même le costume qu’il portait lors des sessions photographiques avec Steve Schapiro en 1974, à l’époque où il s’interrogeait sur le sens de la vie, en pleine période Station To Station. Désormais serein, il termine ce dernier chapitre avant de s’éclipser.



C’est d’une beauté telle qu’il est difficile de ne pas s’en émouvoir. Comment, alors que l’on sait maintenant que l’homme était au bout de ses forces, a-t-il trouvé la présence d’esprit nécessaire pour livrer un ultime fait d’arme d’une intelligence aussi fine ? Seul Bowie est capable d’un tel génie.

Au vu de ces éléments, il est indéniable que le recadrage au format 1:1 avait pour unique motivation de dissimuler ce Bowie sans vie sur son lit, qui mène à une lecture plus mystique encore de cette incroyable vidéo qu’est Lazarus.

Evidemment, la grande interrogation demeure : pourquoi avoir changé d’avis ? La vidéo est publiée le 7 janvier, alors que l’artiste décède le 11. La maison de disques a-t-elle préféré jouer la carte de la pudeur ? L’entourage de Bowie était-il déjà trop affecté par son état de santé pour ne pas en remettre une couche avec ce genre de message posthume ? Se rattachaient-ils encore à l’espoir qu’il puisse surmonter la maladie ?

Personne ne le sait. Il faudra peut-être poser un jour la question au réalisateur Johan Renck. La seule certitude que nous avons aujourd’hui, c’est que Bowie avait calculé avec une précision déconcertante sa sortie de scène. C’est bouleversant de clairvoyance.

Enfin, dernier détail qui devrait alimenter les conversations: y a-t-il deux ou trois Bowie dans cette vidéo? Sur certains plans, il semble en effet outrageusement maquillé. Sur d'autres, il est d'un naturel déroutant. Est-ce voulu? Ou ce maquillage est-il simplement la contrepartie d'un état de santé qui se serait considérablement dégradé au moment-même où ces séquences étaient tournées?




vendredi 15 juillet 2016

Les innombrables visages de Bowie s'exposent à Bruxelles

Jusqu'au 30 juillet, la A. Galerie à Bruxelles accueille une impressionnante rétrospective de portraits photographiques de David Bowie. Baptisée "The Man who Ruled the World", l'expo retrace les innombrables métamorphoses de l'artiste, captées par les objectifs des plus grands photographes, de Terry O'Neill à Steve Schapiro en passant par Markus Klinko ou Claude Gassian. 

L'exposition se tient à la A. Galerie, en plein coeur du quartier Châtelain à Bruxelles. Discrétion, sobriété... on pourrait presque passer devant sans s'en rendre compte. Pourtant, en poussant la porte, on entre directement dans le vif du sujet, faisant face au portrait colossal réalisé par Terry O'Neill, image devenue mythique d'un Bowie tenant en laisse un chien qui bondit vers l'objectif. On a beau connaître ce cliché par coeur, l'avoir vu sous toutes ses coutures, l'effet est toujours aussi saisissant.

David Bowie for Diamond Dogs 1974, by Terry O’Neill
La suite de la visite met en lumière le travail de collaboration étroite entre un artiste à la réputation de caméléon et les plus grands photographes de son époque. Son visage change, les styles évoluent, la lumière, la composition, le traitement sont toujours mis au service de Bowie pour en révéler toute la complexité.

Tour à tour, on découvre ainsi avec Rankin et Watson le Bowie espiègle, majeur fièrement tendu, de l'époque Outside (1995), mais également, la même année, un Bowie plus posé immortalisé par Gavin Evans. Cette série en couleur frappe d'ailleurs par un détail qui n'échappera à aucun observateur: pour cette séance, Bowie portait des lentilles bleues qui dissimulent sa pupille dilatée, pourtant le trait le plus caractéristique de son regard.

David Bowie, ‘the Finger,’ New York City, 1996, Watson


David Bowie 1995, by Gavin Evans


Les classiques sont au rendez-vous: le portrait de Greg Gorman d'un Bowie tenant une guitare à l'envers (Bowie était gaucher mais jouait pourtant de la guitare comme un droitier), les séries de photos de Steve Schapiro dont on a déjà beaucoup parlé ici, le Bowie cheveux longs et tenue baroque de 1999 immortalisé par Mark Selinger, etc.

David Bowie Kabbalah 1 - 
1974 Los Angeles by Steve Schapiro
Du déjà vu? Un peu, mais pas seulement. Certes, l'exposition vaut le détour ne serait-ce que pour redécouvrir la richesse de certaines images passées à la postérité. Mais il serait dommage de la snober parce qu'on connait ces photos sur le bout des ongles. D'autres images, moins connues, méritent à elles seules le déplacement.

Commençons par la série réalisée pour l'album Heathen par le photographe de mode Markus Klinko. On pénètre ici dans un univers fantastique, marqué par un travail de post-production millimétré. La peau cireuse et la lumière parfaite rappellent que Bowie aimait aussi s'entourer de stakhanovistes. Plus surprenant encore, certains clichés de la série semblent renvoyer directement à l'univers de la vidéo de Lazarus, le testament artistique de Bowie: le bureau, le manuscrit, la pose affalée sur le pupitre, l'écriture frénétique, etc. Plusieurs images de cette série sont exposées à la galerie. L'intégralité est consultable sur le site de l'artiste.

David Bowie 2002, by Markus Klinko


Autre temps fort de l'exposition: un tirage inédit d'une photo de Claude Gassian, lors de la tournée Isolar en 1976 montre un Bowie dandy, squelettique mais diablement élégant.

Enfin, difficile de ne pas évoquer l'inquiétant triptyque mettant Bowie en boîte d'Albert Watson en 1996.

David Bowie, New York City, 1996, by Albert Watson
Troublant et interpelant, ce voyage à travers les multiples visages est une des pépites les mieux gardées de la capitale cet été. L'exposition est à admirer jusqu'au 30 juillet à la A. Galerie, à Bruxelles. 

Déjà 6 mois qu'il nous a quittés et Bowie continue d'alimenter l'actualité aux quatre coins du monde. L'exposition itinérante David Bowie Is a pris hier ses quartiers à Bologne et y restera jusqu'en novembre. Lazarus, la comédie musicale écrite par Bowie est annoncée à Londres pour la fin de l'année, tandis que Sotheby's va mettre aux enchères sa collection privée d'oeuvres d'art.

Niveau musical, il est désormais établi que sortira à la rentrée un luxueux coffret composé d'enregistrements inédits et de versions alternatives couvrant la période 1974 - 1976, suivant ainsi le coffret "Five Years", consacré à la période 1969 - 1973.

Enfin, rappelons que le livre "Bowie, by Steve Schapiro" que j'ai eu l'immense honneur de préfacer est toujours disponible en deuxième tirage que PowerHouse Books.


lundi 9 mai 2016

Alan Weisman - "Homo Disparitus" vs. Locrian / Horseback - "New Dominions"

Sorti en 2012, le split "New Dominions", signé Locrian et Horseback, dépeignait des paysages sonores désolés, éteints, à la limite de l'étouffement sonore. L'impression de générique de fin d'une civilisation qui s'en dégage n'a rien de fortuit: l'album a été composé comme une bande sonore accompagnant la lecture d'un livre magistral. Dans "Homo Disparitus" ("The World Without Us" dans sa version originale), Alan Weisman s'interroge sur le devenir de la planète si l'espèce humaine devait s'éteindre subitement. Son propos ne pouvait pas mieux coller avec l'univers musical de ces défricheurs de bruits. Ne t'inquiète pas si ça pique un peu, c'est voulu.

(si tu n'aimes pas les digressions, passe immédiatement à l'intertitre suivant). 

Le cheminement qui m'amène d'un disque à un livre, un film, un tableau ou un autre disque est souvent tortueux. Celui qui m'a conduit à dévorer le mois dernier "Homo Disparitus" d'Alan Weisman n'échappe pas à la règle. Pour remonter le courant, il faut revenir à une époque où je commençais à m'intéresser à Mamiffer, le groupe emmené par Faith Coloccia et son compagnon Aaron Turner, qui n'est autre que le fou furieux qui menait jadis les papes du post-metal Isis.

A coups de drones, de nappes de piano égarées et de chuchotements effrayants, Mamiffer m'a mis une claque scénique dont je ne me remettrai jamais. C'était au Magasin4, je ne sais plus très bien quand. A l'époque, j'avais déjà adoré l'album "Mare Decendrii". Après le concert, j'avais dépensé mon dernier billet pour acquérir "Bless Them That Curse You", un curieux double album à 3 faces, tout blanc. En écoutant ces plaques, c'était comme si j'avais entendu le brouillard. Un truc étrange, léger par moments, épais par d'autres. Un disque dont on ne voit pas le bout, jusqu'à un dénouement final tout en fracas et déluge. Une drôle d'affaire.



Il se fait que ce disque est un split, qui réunit Mamiffer et Locrian, sans qu'on ne sache vraiment qui fait quoi. C'est donc tout naturellement que j'ai commencé à fouiller dans l'interminable discographie de Locrian, dont j'ai extrait de sacrées perles. Pratiquant le grand écart entre noise, black metal, ambient et post-rock, Locrian ne sonne comme personne. C'est l'exemple même du groupe inclassable.



Dans la foulée, mon attention a été attirée par "New Dominions", un split réunissant Locrian et Horseback, un autre disque qui m'ouvrait de nouvelles perspectives. Si Locrian aiguise son propos sur des sonorités froides et métalliques, Horseback n'hésite pas à revenir à des guitares plus posées (quoi que...), à puiser dans l'héritage folk et psychédélique du rock US des années 60 et envoie le tout au diable à coups de hurlements infernaux dignes des formations black metal les plus radicales.

Depuis lors, j'ai découvert en Horseback une source étonnante d'émerveillement: des disques à la pelle, des collaborations à n'en plus finir, les projets parallèles de son leader Jenks Miller et même son implication dans le groupe country pop Mount Moriah (ce dernier n'étant vraiment pas ma tasse de thé). A lui seul, Horseback mérite un prochain article qui lui sera entièrement consacré.




Un livre, un disque


Ce contexte étant posé, voilà qui nous ramène à cette soirée de janvier dernier, où Locrian donnait un concert à Bruxelles, au Magasin4. Après les hostilités, la conversation s'engage avec le batteur et dévie rapidement sur ce split avec Horseback. La discussion embraie sur "The World Without Us" d'Alan Weisman, le bouquin qui a donc inspiré ce disque... même s'il n'est mentionné nulle part sur la pochette. Au mieux, une photo sur la page Facebook du groupe m'avait mené sur cette piste, ce que confirme Locrian. "Un livre qui a changé nos vies", selon le batteur. Il n'en fallait pas plus pour me convaincre de me jeter sur l'ouvrage, bêtement traduit en français "Homo Disparitus".

Alan Weisman est un journaliste américain qui, pendant des années, a parcouru le monde à la rencontre de scientifiques à qui il a soumis l'hypothèse suivante:

Si l'espère humaine devait subitement s'éteindre, qu'advientrait-il de notre chère planète? Combien d'années faudrait-il pour effacer toute trace de notre passage? Combien de temps nos villes pourraient-elles résister? Que deviendraient l'art, le langage, le savoir? Comment réagiraient les autres espèces vivantes? 

Un postulat digne de la science-fiction, mais abordé sous l'angle purement scientifique.

Dès les premières pages du récit, on comprend rapidement que toutes nos créations dépendent largement de la survie de notre espèce pour perdurer. Il suffirait ainsi de quelques jours sans intervention humaine pour que New York se retrouve sous eau. Les ponts résisteraient moins longtemps si aucune voiture ne les empruntait - car les roues chassent les graines qui s'immiscent dans les failles du béton. Les systèmes de sécurité automatiques des plateformes pétrolières ne tiendraient pas plus d'une semaine. Les sites de forage s'embraseraient les uns après les autres. Sans personne pour éteindre les incendies, les flammes perduraient jusqu'à l'épuisement des nappes d'hydrocarbures, créant d'immenses nuages de cendres qui précipiteraient un nouvel hiver nucléaire qui durerait pas loin des 10.000 ans. Voilà pour le côté spectaculaire.

Pourtant, la réflexion ne s'arrête pas aux grandes explosions apocalyptiques. Oh non. Au fil des pages, on apprend que le raisonnement de la survie de l'Homme n'est pas qu'un pur postulat théorique. Ainsi, on considère que l'étanchéité des sites d'enfouissement de déchets nucléaires est garantie pour les 10.000 prochaines années. Soit une broutille à l'échelle de l'histoire de l'Univers. Conscients des risques, les responsables de certains sites ont gravé sur les parois en béton armé immergées sous des tonnes de terres des messages en une cinquantaine de langues pour prévenir de futurs visiteurs du danger à s'aventurer sur les lieux. Une démarche aussi fascinante que vouée à l'échec, quoi qu'il arrive. L'auteur rappelle que les langues évoluent tellement vite qu'il n'y a pratiquement aucune chance pour qu'un être humain, survivant miraculeux d'une espèce vouée à l'extinction, puisse les déchiffrer dans 10.000 ans.

Voilà le genre d'exemples - innombrables - dont regorge ce livre qu'on ne parvient pas à déposer. Je dois reconnaître tout de même qu'il souffre par moments d'une certaine densité. Les descriptions de processus chimiques qui mèneraient à libérer telle ou telle matière dans notre atmosphère sont parfois un peu pénibles à suivre. Mais heureusement, Weisman les entrecoupe d'exemples, dont je retiens quelques uns des plus saisissants:

- Depuis qu'il est devenu sédentaire, l'être humain n'a eu de cesse de saccager son environnement. Même les tribus Massaï ont brûlé des hectares de forêts pour développer leur agriculture. Cette destruction méthodique a amené plusieurs espèces à nouer des "alliances" au fil de l'évolution. Ainsi, les gnous, les zèbres et les gazelles ont, sur plusieurs milliers d'années, développé des systèmes d'alerte collaboratifs ultra-sophistiqués à l'approche d'un prédateur.

- Une série de sites démontrent qu'il y a bien eu des éléphants en Amérique. Tous ont été décimés.

- Dans leur mythologie, les Indiens d'Amérique nient l'existence autrefois d'une bande de terre sur le Détroit de Bering, qui reliait la Russie à l'Alaska. En effet, ce passage d'un continent à l'autre n'est pas compatible avec l'idée de "Native Americans". Aucune civilisation n'est née sur le continent américain, toutes les populations sont des nomades venus d'Afrique.

Nourri aux sources des théories de l'évolution de Darwin et Larmarck, le récit de Weisman aborde des thématiques aussi variées que celles de l'amoncellement des polymères au fond des océans, des cités souterraines antiques qui s'enfoncent sur 18 niveaux en Turquie ou d'une étonnante hypothèse sur la disparition de la civilisation Maya.

Ce dernier exemple, tout comme celui de l'Egypte ancienne, démontrent une fois de plus que l'hypothèse de l'extinction de notre civilisation n'a rien de loufoque, loin de là. La superposition de toutes ces théories nourrit une réflexion nécessaire sur la place de l'Homme sur notre planète et permet de reconsidérer notre action dans une perspective macro-historique qui manque souvent à la gestion de la chose publique. Comment en effet prendre de la hauteur face au devenir de l'Humanité lorsque l'action politique ne se fixe comme horizon que la prochaine échéance électorale, soit 5 ou 6 ans pour les plus chanceux?

Avant un dernier chapitre que j'estime superflu, le plaidoyer de Weisman évoque, avec des pincettes, le mouvement VHEMT, pour Voluntary Human Extinction Movement. Mené par l'activiste environnemental américain Les Knight, ce mouvement prône une extinction pilotée de la race humaine afin d'assurer la prospérité de l'ultime génération. Pour caricaturer: une stérilisation totale de l'espèce résoudrait immédiatement tous les conflits mondiaux, en actant la fin de la pénurie des ressources, l'éradication des questions liées à la dette ou au financement de la sécurité sociale. Selon le mouvement VHEMT, aussi radicale qu'elle soit, une telle campagne promettrait à la dernière génération d'humains une existence plus heureuse que celle de toutes les générations qui nous ont précédés.

Plus modéré, Weisman rappelle toutefois qu'une politique de natalité maîtrisée à l'échelle de la planète qui limiterait les naissances à 1 enfant par couple ramènerait le nombre d'habitants de la Terre à 1,6 milliards d'individus d'ici 2100. Et quand bien même nous précipiterions notre extinction, rien n'indique qu'une autre espèce ne développerait pas à son tour les mécanismes destructeurs qui caractérisent notre civilisation. L'exemple des tendances génocidaires du chimpanzé fait à cet égard froid dans le dos.

Mots et sons


Fataliste, désespérant, mais diablement documenté, le livre de Weisman ne ferme pas la porte à un dénouement favorable... dont nous serions exclus. Si effectivement, l'extinction de l'être humain semble en bonne voie, la nature - via l'évolution - trouvera forcément son chemin pour éviter une éradication totale de notre planète. Mais à notre niveau de développement actuel, aucune illusion ne persiste: la Terre se portera beaucoup mieux sans nous. Reste à savoir si notre passage laissera une trace indélébile. Pour Weisman, sur le très long terme, seule la problématique des polymères qui saturent nos océans risque de ne pas trouver de solution. On ne peut toutefois pas exclure qu'une énième évolution permette aux poissons de digérer ces matières et d'en débarrasser les fonds marins.

A l'écoute de New Dominions, je ne peux que constater l'inévitable: personne ne pouvait mieux illustrer ce récit qu'un tandem Locrian - Horseback. Flippant, gueulard, à rebrousse-poil, cet album dépeint un monde sans couleur, déboulant à fond de caisse dans une voie sans issue.

En lisant ce livre, en écoutant ce disque, on ne peut se sentir que tout petit. Comme le rappelle Weisman, les sondes Pioneer 10 et Pioneer 11, lancées en 1972 et 1973, contiennent des traces de notre civilisation et de notre culture (dessins, enregistrements audio) à l'usage d'une éventuelle population extraterrestre qui croiserait un jour notre destinée. Après avoir frôlé Saturne en 1979, Pioneer 11 s'est ensuite dirigée vers la Constellation du Sagittaire. Elle ne croisera plus aucune étoile avant... 4 millions d'années.

Liens

Le site d'Alan Weisman entièrement dédié à son projet "The World Without Us"
L'album "New Dominions" en écoute intégrale.
La discographie sélective de Locrian.
La discographie (très) sélective de Horseback.

mercredi 10 février 2016

Kim Gordon - Girl in a Band

Avec "Girl in a Band", Kim Gordon signe une autobiographie passionnante. Elle y raconte le quotidien d'une femme dont la vie hésite entre Los Angeles et New York et qui, accessoirement, était la bassiste de Sonic Youth. Accessoirement hein.

Kim Gordon a toujours été pour moi un mystère. Silhouette droite et rigide, visage dur et fermé, voix écorchée au papier de verre. J'ai dû voir Sonic Youth en concert une bonne dizaine de fois, dont au moins la moitié au premier rang. Mes tentatives désespérées de croiser son regard ont toujours échoué. Imperturbable, l'oeil opaque qui fixe l'horizon, Kim Gordon n'a jamais donné l'impression d'être prête à laisser transparaître la moindre émotion, et certainement pas la moindre faiblesse. Exécutant ses morceaux à la perfection, elle ne s'encombrait pas de discussions avec le public et était toujours la première à quitter la scène, pendant que ses compères s'amusaient à démolir leurs amplis à coups de larsens assassins.

Dans son autobiographie, Kim lâche enfin la bride. Celle qui semblait tellement vouloir contrôler son image se livre jusqu'à dévoiler certains détails parfois gênants de sa vie de couple, et laisse ainsi apparaître un tout autre personnage, d'une profonde sensibilité, parfois naïve, souvent blessée, mais terriblement attachante. Dès les premières lignes, elle annonce la couleur et reconnaît sa "froideur" légendaire. Dès que ces barrières tombent, c'est une vie entière - fascinante - qu'elle raconte comme si elle tenait un journal intime. Le ton austère n'était en réalité qu'une forme extrême de timidité. Quand Kim Gordon baisse la garde, on a juste envie de la serrer dans ses bras.

Donc non, "Girl in a Band" ne raconte pas l'histoire de Sonic Youth. On y suit plutôt la vie d'une gamine de bonne famille, élevée par des parents universitaires et ayant grandi aux côtés d'un frère aîné schizophrène. On découvre un parcours fait de rencontres que Kim relate avec un naturel assez déroutant, comme si finalement, tout cela était d'une affligeante banalité. Les anecdotes s'enchaînent, depuis ses années de lycée où elle sortait avec un camarade de classe qui n'était autre que Danny Elfman (aujourd'hui compositeur de nombreuses musiques de film pour Tim Burton) jusqu'à sa vie de maman où elle a dû décliner une réunion de parents d'élèves parce qu'elle devait interviewer Yoko Ono. Normal, quoi. Qui ne s'est jamais retrouvé dans la même situation?

Star banale

Pour contrebalancer cet impressionnant tableau de chasse, on apprend aussi de nombreux détails qui relativisent la notion de "star system" dans un milieu punk arty new-yorkais trônant pourtant sur le toit du monde de la branchitude rock. Lire que les musiciens de Sonic Youth se sont fait traiter comme des moins que rien par le tour manager de Neil Young sur leur tournée commune, ça écorche un peu le mythe. Idem pour l'apparition de Chuck D sur l'album "Goo", qui en réalité n'est due qu'à un heureux concours de circonstances. Le pincement au coeur se fait encore plus douloureux lorsque Kim retrace l'ultime tournée de Sonic Youth en Amérique Latine, suivant l'annonce de son divorce avec Thurston Moore. Le récit a de quoi surprendre. On y revit les repas après les concerts - où le malaise était tellement palpable que plus personne n'osait lui parler à table - ou son retour après le concert en Argentine, le tout dernier de Sonic Youth, seule dans l'avion pour préparer la rentrée scolaire de sa fille... bien consciente que vient de se refermer le chapitre final d'un groupe culte qui aura duré près de 30 ans.

Sur Sonic Youth en tant que tel, Kim Gordon raconte tout de même les coulisses de certains albums, l'histoire des pochettes, l'ambiance des sessions d'enregistrement, les références de certains textes. Mais le groupe n'est qu'un élément du décor, une partie d'une vie qu'elle partage entre ses peintures, la réalisation de films, une marque de vêtements... et sa vie intime. Etrangement, Lee Ranaldo est pratiquement absent du récit, comme si elle ne lui attribuait qu'un rôle de figurant.

Forcément, sa relation avec le guitariste Thurston Moore, le père de sa fille, qui se termine 23 ans plus tard par un divorce fracassant, occupe une grande place dans ce bouquin. Au point de susciter parfois l'impression d'un règlement de comptes en public.

Pour conclure, je dirais que ce bouquin ne plaira pas à tous les fans de Sonic Youth. Il ne plaira qu'à celles et ceux qui ont envie de percer une partie du mystère Kim Gordon et de marcher dans les pas d'une meuf qui impose le respect de quiconque a jamais vibré au son d'un de ses albums. Les autres risquent de se perdre dans les très nombreux détails sur son enfance ou son parcours en dehors du groupe.

20 ans déjà

Pour ma part, c'est toujours bon signe, je garde un souvenir très précis du jour où j'ai découvert Sonic Youth. Je devais avoir 15 ans, c'était au tout début de l'année scolaire. A force d'arriver toujours en retard en classe, je me retrouvais assis au dernier banc, sur la dernière chaise laissée libre, à côté d'un mec à moitié punk, un peu barré, qui venait de redoubler son année et à qui personne n'adressait la parole. Les potes le trouvaient bizarre, moi il me faisait marrer. Il venait de se faire menacer de renvoi parce qu'il avait suspendu sa veste au clou planté dans les pieds de Jésus, sur l'immense crucifix de deux mètres qui trônait au fond de la classe, transformant la croix en porte-manteau. Ecole catho oblige, ça n'avait pas du tout plu. En m'asseyant à côté de lui, j'avais posé sur la table une des nombreuses cassettes qui encombraient mon sac. Tout d'un coup, le mec avait retrouvé l'usage de la parole:

- T'écoutes du rock?
- Ben ouais...
- Je vais te prêter des cassettes alors.

La première qu'il m'a prêtée, c'est "Experimental Jet Set Trash and No Star" de Sonic Youth. Je m'en souviens comme si c'était hier. Je me l'étais passée dans le walk-man en me baladant dans la rue. Je devais rejoindre mes parents qui tenaient un stand sur une brocante couverte. Quand je suis entré dans le vaste hangar, c'est "Skink" qui me martelait les oreilles. Je marchais littéralement au-dessus du sol, je volais, je n'avais jamais rien entendu de pareil. Avec la voix de Kim Gordon qui hurlait "I love you" comme si elle m'engueulait et puis qui semblait m'inviter à partager une partie de son intimité, j'étais ailleurs. Mes pieds ne touchaient plus terre. J'étais fou amoureux de cette voix embrumée, de cette basse, des guitares qui partaient complètement en vrille et du jeu de batterie tellement maîtrisé.


Par la suite, on s'est échangé des tonnes de cassettes. Le mercredi après-midi, on rassemblait ce qui nous restait d'argent de poche pour louer des CDs à la Médiathèque qu'on copiait sur des cassettes: Pixies, The Jesus Lizard, Mudhoney, Tad, The Melvins, L7, etc. Et puis on s'est tapé à peu près tous les concerts de Sonic Youth possibles et imaginables, on a roulé des heures pour être au premier rang au retour de Mudhoney à Paris, et on a remis le couvert pour The Jesus Lizard des années plus tard.

Quand j'ai déménagé pour la 10e fois en 15 ans l'été dernier, c'est lui qui est venu m'aider à démonter mes meubles. 20 ans plus tôt, notre amitié a commencé avec une cassette de Sonic Youth. C'est dire à quel point ce groupe compte pour moi.