mercredi 10 février 2016

Kim Gordon - Girl in a Band

Avec "Girl in a Band", Kim Gordon signe une autobiographie passionnante. Elle y raconte le quotidien d'une femme dont la vie hésite entre Los Angeles et New York et qui, accessoirement, était la bassiste de Sonic Youth. Accessoirement hein.

Kim Gordon a toujours été pour moi un mystère. Silhouette droite et rigide, visage dur et fermé, voix écorchée au papier de verre. J'ai dû voir Sonic Youth en concert une bonne dizaine de fois, dont au moins la moitié au premier rang. Mes tentatives désespérées de croiser son regard ont toujours échoué. Imperturbable, l'oeil opaque qui fixe l'horizon, Kim Gordon n'a jamais donné l'impression d'être prête à laisser transparaître la moindre émotion, et certainement pas la moindre faiblesse. Exécutant ses morceaux à la perfection, elle ne s'encombrait pas de discussions avec le public et était toujours la première à quitter la scène, pendant que ses compères s'amusaient à démolir leurs amplis à coups de larsens assassins.

Dans son autobiographie, Kim lâche enfin la bride. Celle qui semblait tellement vouloir contrôler son image se livre jusqu'à dévoiler certains détails parfois gênants de sa vie de couple, et laisse ainsi apparaître un tout autre personnage, d'une profonde sensibilité, parfois naïve, souvent blessée, mais terriblement attachante. Dès les premières lignes, elle annonce la couleur et reconnaît sa "froideur" légendaire. Dès que ces barrières tombent, c'est une vie entière - fascinante - qu'elle raconte comme si elle tenait un journal intime. Le ton austère n'était en réalité qu'une forme extrême de timidité. Quand Kim Gordon baisse la garde, on a juste envie de la serrer dans ses bras.

Donc non, "Girl in a Band" ne raconte pas l'histoire de Sonic Youth. On y suit plutôt la vie d'une gamine de bonne famille, élevée par des parents universitaires et ayant grandi aux côtés d'un frère aîné schizophrène. On découvre un parcours fait de rencontres que Kim relate avec un naturel assez déroutant, comme si finalement, tout cela était d'une affligeante banalité. Les anecdotes s'enchaînent, depuis ses années de lycée où elle sortait avec un camarade de classe qui n'était autre que Danny Elfman (aujourd'hui compositeur de nombreuses musiques de film pour Tim Burton) jusqu'à sa vie de maman où elle a dû décliner une réunion de parents d'élèves parce qu'elle devait interviewer Yoko Ono. Normal, quoi. Qui ne s'est jamais retrouvé dans la même situation?

Star banale

Pour contrebalancer cet impressionnant tableau de chasse, on apprend aussi de nombreux détails qui relativisent la notion de "star system" dans un milieu punk arty new-yorkais trônant pourtant sur le toit du monde de la branchitude rock. Lire que les musiciens de Sonic Youth se sont fait traiter comme des moins que rien par le tour manager de Neil Young sur leur tournée commune, ça écorche un peu le mythe. Idem pour l'apparition de Chuck D sur l'album "Goo", qui en réalité n'est due qu'à un heureux concours de circonstances. Le pincement au coeur se fait encore plus douloureux lorsque Kim retrace l'ultime tournée de Sonic Youth en Amérique Latine, suivant l'annonce de son divorce avec Thurston Moore. Le récit a de quoi surprendre. On y revit les repas après les concerts - où le malaise était tellement palpable que plus personne n'osait lui parler à table - ou son retour après le concert en Argentine, le tout dernier de Sonic Youth, seule dans l'avion pour préparer la rentrée scolaire de sa fille... bien consciente que vient de se refermer le chapitre final d'un groupe culte qui aura duré près de 30 ans.

Sur Sonic Youth en tant que tel, Kim Gordon raconte tout de même les coulisses de certains albums, l'histoire des pochettes, l'ambiance des sessions d'enregistrement, les références de certains textes. Mais le groupe n'est qu'un élément du décor, une partie d'une vie qu'elle partage entre ses peintures, la réalisation de films, une marque de vêtements... et sa vie intime. Etrangement, Lee Ranaldo est pratiquement absent du récit, comme si elle ne lui attribuait qu'un rôle de figurant.

Forcément, sa relation avec le guitariste Thurston Moore, le père de sa fille, qui se termine 23 ans plus tard par un divorce fracassant, occupe une grande place dans ce bouquin. Au point de susciter parfois l'impression d'un règlement de comptes en public.

Pour conclure, je dirais que ce bouquin ne plaira pas à tous les fans de Sonic Youth. Il ne plaira qu'à celles et ceux qui ont envie de percer une partie du mystère Kim Gordon et de marcher dans les pas d'une meuf qui impose le respect de quiconque a jamais vibré au son d'un de ses albums. Les autres risquent de se perdre dans les très nombreux détails sur son enfance ou son parcours en dehors du groupe.

20 ans déjà

Pour ma part, c'est toujours bon signe, je garde un souvenir très précis du jour où j'ai découvert Sonic Youth. Je devais avoir 15 ans, c'était au tout début de l'année scolaire. A force d'arriver toujours en retard en classe, je me retrouvais assis au dernier banc, sur la dernière chaise laissée libre, à côté d'un mec à moitié punk, un peu barré, qui venait de redoubler son année et à qui personne n'adressait la parole. Les potes le trouvaient bizarre, moi il me faisait marrer. Il venait de se faire menacer de renvoi parce qu'il avait suspendu sa veste au clou planté dans les pieds de Jésus, sur l'immense crucifix de deux mètres qui trônait au fond de la classe, transformant la croix en porte-manteau. Ecole catho oblige, ça n'avait pas du tout plu. En m'asseyant à côté de lui, j'avais posé sur la table une des nombreuses cassettes qui encombraient mon sac. Tout d'un coup, le mec avait retrouvé l'usage de la parole:

- T'écoutes du rock?
- Ben ouais...
- Je vais te prêter des cassettes alors.

La première qu'il m'a prêtée, c'est "Experimental Jet Set Trash and No Star" de Sonic Youth. Je m'en souviens comme si c'était hier. Je me l'étais passée dans le walk-man en me baladant dans la rue. Je devais rejoindre mes parents qui tenaient un stand sur une brocante couverte. Quand je suis entré dans le vaste hangar, c'est "Skink" qui me martelait les oreilles. Je marchais littéralement au-dessus du sol, je volais, je n'avais jamais rien entendu de pareil. Avec la voix de Kim Gordon qui hurlait "I love you" comme si elle m'engueulait et puis qui semblait m'inviter à partager une partie de son intimité, j'étais ailleurs. Mes pieds ne touchaient plus terre. J'étais fou amoureux de cette voix embrumée, de cette basse, des guitares qui partaient complètement en vrille et du jeu de batterie tellement maîtrisé.


Par la suite, on s'est échangé des tonnes de cassettes. Le mercredi après-midi, on rassemblait ce qui nous restait d'argent de poche pour louer des CDs à la Médiathèque qu'on copiait sur des cassettes: Pixies, The Jesus Lizard, Mudhoney, Tad, The Melvins, L7, etc. Et puis on s'est tapé à peu près tous les concerts de Sonic Youth possibles et imaginables, on a roulé des heures pour être au premier rang au retour de Mudhoney à Paris, et on a remis le couvert pour The Jesus Lizard des années plus tard.

Quand j'ai déménagé pour la 10e fois en 15 ans l'été dernier, c'est lui qui est venu m'aider à démonter mes meubles. 20 ans plus tôt, notre amitié a commencé avec une cassette de Sonic Youth. C'est dire à quel point ce groupe compte pour moi.