mercredi 19 octobre 2016

Nous écoutons tous une musique de fous

Dans « Les fous du son », Laurent de Wilde raconte l’histoire de ces inventeurs un peu perchés qui ont contribué à l’émergence de nouveaux instruments électriques, puis électroniques. A travers les portraits d’une série d’ingénieurs visionnaires, l’auteur passe en revue pratiquement deux siècles d’innovations musicales qui ont sculpté les contours de la musique que nous écoutons aujourd’hui. On suit dès lors les destins chahutés de noms passés à la postérité tels que Moog, Theremin, Hammond, Rhodes ou même Fender et Les Paul. Et d'autres moins connus mais tout aussi décisifs.



La première fois que j’ai croisé « Les fous du son » dans une librairie, j’ai été immédiatement attiré par sa couverture. Après avoir manipulé l’objet et parcouru quelques pages, je décidai de le reposer sur le présentoir. Aussi passionnant que soit le sujet, les 500 pages d’histoire des synthétiseurs me paraissaient à première vue un peu rudes à avaler. Le hasard fit que je le reçus une semaine plus tard comme cadeau d’anniversaire. La coïncidence suffit à me faire changer d’avis. Malgré la crainte d’un ouvrage trop technique et détaillé, je me lançai sans grande conviction dans la lecture de ce pavé (eh oui, pour moi 500 pages, c’est un pavé) qui très vite, s’installa en pôle position sur ma table de chevet.

Ce livre, qui commence avec les découvertes et les brevets d’Edison, avait pourtant toutes les raisons du monde d’être barbant au possible. C’était sans compter sur l’extraordinaire plume de Laurent de Wilde qui, non content d’être un pianiste jazz de renom et un fin connaisseur du moindre détail technique des machines qu’il manipule, s’avère également être un écrivain doté d’un sens de la narration tout à fait remarquable. Du coup, l’auteur n’hésite pas à jongler avec les belles phrases et les punchlines qui tuent pour tailler des costards aux illustres héros qui jalonnent son livre, avec des anecdotes qu'il livre par cartons de douze.

Quelques pages sur le culot phénoménal d’une icône comme Edison (un génie doublé d’un beau salopard) suffisent à flatter le lecteur qui aura bien du mal à reposer la bête. Si on s’instruit indéniablement au fil des chapitres qui suivent un ordre chronologique, on se plait aussi à carrément se taper le cul par terre quand Laurent de Wilde, avec un sens de la formule aiguisé, assassine ses personnages principaux qui, il faut bien l’avouer, se prennent plus souvent qu’à leur tour les pieds dans le tapis. On n’invente pas des machines révolutionnaires en trois coups de cuiller à pot. Les poubelles de l’histoire débordent de tentatives avortées ou d’expériences inabouties qui, avec le recul, peuvent paraître carrément grotesques. Il en va ainsi lorsqu’il évoque le sténographe français Edouard-Léon Scott de Martinville qui, au milieu du XIXe siècle avait inventé le premier procédé qui permettait de graver de la musique sur un cylindre. Je cite :

« Seulement il s’est arrêté là, son appareil écrit mais ne lit pas le son, et en baptisant son invention le phonautographe, il n’a pas conscience qu’il lui fallait une syllabe en moins et une fonctionnalité en plus. »

Travail, guerre et industrie 

La force du livre de Laurent de Wilde réside dans cette capacité à décrire avec précision et humour une réalité sociale et culturelle qui nous paraît aujourd’hui inconcevable. Car si effectivement, personne n’avait songé à développer une machine qui lirait le son, ce n'est pas parce que son créateur était con comme un balais, mais bien parce qu’une telle invention ne présentait que très peu d’intérêt à l’époque. En pleine révolution industrielle, les loisirs relevaient encore de l’utopie. Aucun ingénieur ne voyait l’utilité d’écouter de la musique chez soi, puisque les ouvriers passaient la plupart de leur temps éveillé à l’usine ou à la mine. Il faudra tout le talent d’esprits visionnaires qui se succéderont sur plusieurs décennies pour comprendre le potentiel social, culturel, mais aussi commercial de la consommation domestique de contenus musicaux.

C’est ainsi que le telharmonium, l’une des premières tentatives d’incursion de la musique dans les foyers s’acheva sur un échec retentissant. L’immense machine, qui pesait plusieurs tonnes, fut démontée et vendue au kilo à des ferrailleurs. Un destin d’iguanodon de la musique : seuls quelques documents attestent encore de son existence, mais personne n’aura plus jamais l’honneur d’en entendre les rugissements.



Autre idée majeure qui parcourt le livre de Laurent de Wilde : l’influence de l’industrie militaire dans le développement des technologies du son. Plusieurs grandes inventions qui marquèrent à tout jamais l’histoire de la musique électronique résultent en effet du prolongement de travaux de recherche dans le domaine de la défense: les services de renseignement engageaient les meilleurs ingénieurs pour développer des systèmes d’écoute des communications ennemies. Leurs travaux trouvaient ensuite des débouchés insoupçonnés dans la production musicale. Le Theremin en est l’exemple le plus connu. Son inventeur, le légendaire Léon Theremin – qui n’échappa pas aux camps de travail staliniens - , a concrétisé la plupart de ses découvertes alors qu’il était employé de l’armée soviétique. Cet exemple parmi d’autres n’est pas sans évoquer chez les guitaristes celui des amplis Hiwatt, qui ont fait le son des Who ou de Pink Floyd, et dont la solidité légendaire des premiers modèles était due entre autres à l’utilisation de pièces issues des avions Spitfire de la Royal Air Force.



Les liens étroits entre le complexe militaro-industriel et la synthèse du son sont à cet égard tellement flagrants à la lecture des « Fous du son » qu’on en vient à se demander comment sonnerait aujourd’hui la musique si les conflits armés n’en avaient accéléré les développements technologiques.

Enfin, et c’est sans doute l’aspect le plus truculent de ce livre, Laurent de Wilde démontre à maintes reprises à quel point, en matière de musique, les intérêts industriels ont pu être néfastes à l’innovation technologique. Les exemples d’ingénieurs visionnaires devenus des businessmen calamiteux pullulent. L’affaire est alors reprise par un grand groupe industriel, opération qui en général s’avère fatale. L’histoire apprenant rarement de ses erreurs, on dénombre dès lors une impressionnante liste d’instruments formidables qui deviennent des échecs cuisants aussitôt leur production passée entre les mains de grandes industries. Les économies d’échelle, les délocalisations, les politiques commerciales douteuses, un service après-vente submergé et voilà une machine remarquable qui rejoint le cimetière des technologies bâclées. On comprend dès lors mieux pourquoi certains synthés ou même certaines guitares voient leur cote atteindre des sommets en fonction de leur année de production. Les gratteux savent tous qu’il leur faudra vendre au moins un rein pour s’offrir une Fender pré-CBS.

Et demain ? 

Ce sont donc les prémisses de la musique électronique actuelle qui sont passées au crible dans ce livre époustouflant. De Kraftwerk à Daft Punk, de Pierre Schaeffer à Brian Eno, de Dälek à Radiohead, de Portishead à Mùm en passant par Silver Apples et Herbie Hancock, il n’y a pas un son actuel qui ne trouve ses racines dans les travaux de ces ingénieurs à moitié maboules. D’où cette question que Laurent de Wilde n’aborde finalement que très peu : quel est encore aujourd’hui le potentiel de développement des technologies musicales ? La seule voie possible passe-t-elle forcément par la modélisation, comme en témoignent les applications iPad développées par Moog ou Korg ? La dernière révolution musicale annoncée était celle des procédés collaboratifs à distance et n’a jusqu’ici pas été à la hauteur des attentes. Quelles innovations influenceront les sons de demain ? Faudra-t-il attendre une nouvelle guerre pour stimuler la création ? Les inventeurs complètement allumés appartiennent-ils réellement au passé? Une piste de réponse avec ce fou furieux d'Author & Punisher... Et si finalement, tout était encore à inventer?



Plus loin

Le site web de Laurent de Wilde.
La page Facebook des Fous du son.





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